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À propos de la marche et du temps

ou « Êtes-vous une personne
subversive et radicale
qui s’ignore ? »

Comme vous le savez, notre esprit est ainsi fait : plus un événement attendu se rapproche, plus le temps semble s’étirer comme un élastique et l’éloigner de nous à mesure que nous nous approchons de la date fatidique. Puis arrive enfin le grand jour. Mais là encore, c’est comme l’élastique qu’on relâche d’un coup après l’avoir étiré au maximum : le moment tant attendu nous arrive dessus à une vitesse folle et alors on éprouve contre toute attente une sorte de sidération qui s’accompagne – c’est à n’y rien comprendre – d’une impression de n’être pas tout à fait prêt.e. Le temps, c’est clair, aime à nous faire tourner en bourrique.

Pourquoi cette introduction ? Eh bien, parce que je compte les jours qui me séparent de mes cinq kilomètres de marche matinale. Elle s’interrompent quand arrive novembre et ses longues nuits et reprennent en général au début du mois de mars. J’y retrouve alors mes compagnons du petit matin : arbres, canards, hérons, perruches et autres petits habitants à plumes et à poils, mais aussi mes semblables bipèdes, pompiers, gendarmes de la garde montée, colosses de la légion étrangère à l’entraînement, maîtres avec leur chien tenu en laisse ou pas, courageux joggers et quelques autres qui comme moi se contentent de marcher, les ringards qui de toute évidence n’ont rien compris à leur époque.

Rien d’étonnant à ce que j’aie choisi la marche à pied comme activité physique de prédilection, elle qui depuis toujours a la côte auprès de ceux qui me fascinent, penseurs, rêveurs, artistes et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre ont la charge de trouver des solutions et des idées. Voici ce que disait Rousseau de la marche à pied, dans ses Confessions (au livre IV) : 

La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place, il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. » 

À première vue, c’est l’une des choses qui me séduit effectivement le plus dans cette activité. En plus d’aérer le corps et le mettre en mouvement de manière non violente dans un quotidien un peu trop sédentaire, la marche a aussi le mérite d’animer les idées. Dans son livre Marcher, éloge des chemins et de la lenteur, l’anthropologue et sociologue David Le Breton rapporte aussi cette phrase de Nicolas Bouvier qui évoque parfaitement la manière dont les pensées sont naturellement filtrées et triées, lors d’une promenade :

Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent ; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres du torrent. Aucun besoin d’intervenir ; la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin encore, jusqu’à la mort.  » (Nicolas Bouvier – L’usage du monde).

Et c’est vrai, j’ai maintes fois eu l’occasion d’éprouver cette sensation, comme si la marche activait une minuscule Marie Kondo intérieure qui, sans même que je m’en rende compte, pliait les doutes, empilait les pensées, se débarrassait des lubies usées ou plus d’actualité.

Pourtant, l’idée que nous soyons poussés à la marche par une sorte d’hygiénisme psychique me semble à la fois tristounette et incomplète. C’est ma chère amie Anne Humbert, fondatrice de la maison d’édition 23 heures 59 éditions qui m’a aidée à mettre le doigt sur une autre chose importante. 

En ce moment, elle travaille sur un nouveau projet fascinant intitulé  « le carnet du temps » qui a pour objectif de nous aider à retrouver la maîtrise de notre temps. Car, m’expliquait-elle, c’est lui désormais notre bien le plus précieux. Celui qui est puissant n’est pas celui qui possède le plus d’argent, ni la plus grande renommée ; le plus puissant est celui qui maîtrise le temps. 

Le hasard, qui fait toujours bien les choses, a voulu que je tombe à peu près au même moment, sur l’essai de l’explorateur Erling Kagge, Pas à pas. Il y explique notamment le rôle primordial de la lenteur intrinsèquement liée à la marche à pied, et sa faculté à distordre le temps d’une manière inattendue. Voici ce qu’il écrit :

Là réside précisément le secret que partagent ceux qui marchent : la vie dure plus longtemps quand on marche. Marcher démultiplie le temps. »

Ce qui est, n’est-ce pas, plutôt amusant : alors que tout nous pousse à chercher des solutions pour gagner du temps en allant plus vite (en particulier la littérature d’entreprise, de management et de productivité) Erling Kagge, lui, prétend que pour y parvenir nous ferions mieux d’apprendre à en perdre. C’est à peu près ce que dit aussi David Le Breton : 

La marche déjoue les impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité, elle n’en a même rien à faire. Elle ne consiste pas à gagner du temps mais à le perdre avec élégance. Il ne s’agit plus d’être pris par le temps mais de prendre son temps. En cela elle est une subversion radicale dans une société qui fait loi de la terrible parole de Taylor dans les usines Ford des années 20 qui ne supportait pas de voir les ouvriers cesser un seul instant de travailler : “Guerre à la flânerie.” »

Une subversion radicale.
Rien que ça.

Et en écho, Erling Kagge, de nouveau : 

Un homme libre possède le temps. (…) Tant de choses dans nos vies se font à un rythme effréné. Marcher prend du temps. Aussi est-ce l’une des choses les plus radicales que vous puissiez faire. »

Voilà qui est dit. Je ne chausserai plus, c’est sûr, mes baskets de la même façon ! Tout comme vous peut-être qui avez décidé de faire un café filtre interminable au lieu d’un espresso, tricoter une écharpe plutôt que l’acheter sur internet, préparer une salade composée en coupant vos légumes avec une finesse d’orfèvre ou juste fermer les yeux un instant pour goûter aux premiers rayons du soleil… car au fond, tout cela ne procède-t-il pas un peu de la même chose?

Passez une très belle fin de semaine ! Et si vous avez envie de mettre le nez dehors ce week-end, je vous souhaite une promenade splendide, aussi subversive que radicale. À jeudi prochain !

Anne-Solange

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Pour aller plus loin voici les livres et articles dont il est question ici

☞ Avez-vous déjà lu les célèbres Confessions* ? Car pour par part… Eh bien, je ne sais pas trop à vrai dire. Je me souviens que c’était au programme à l’université – il y a fort longtemps – ce qui me laisse penser que j’en ai peut-être effectivement lu un bon morceau, aussitôt oublié. Finalement, ce sont les morceaux de texte épars glanés au fil des ans, pour retrouver une citation, développer une idée entendue ici ou là qui, progressivement, me les font découvrir.

☞ Voici ce qui est écrit en épigraphe de Pas à Pas, faites de la marche un art* :
« You’re walking. And you don’t always realize it,
but you’re always falling.
With each step you fall forward slightly.
And then catch yourself from falling. »
 » Tu marches. Et tu ne t’en rends pas toujours compte
Mais tu es toujours en train de tomber
À chaque pas, tu tombes légèrement en avant
Et puis tu te rattrapes pour ne pas tomber »

Ce sont les mots de la chanteuse Laurie Anderson, dans Walking and falling que vous pouvez écouter par exemple sur Youtube
 

☞ J’ai adoré lire Marcher, éloge des chemins et de la lenteur* d’abord parce que c’est une lecture à la fois apaisante et nourrissante, truffée de références. Mais aussi parce qu’on y apprend plein de choses. Saviez-vous par exemple que les chemins de Compostelle, et la marche à pied de manière générale, étaient tombés en désuétude dans les années 50 et 60 ? Ce n’est qu’à partir des années 80 que la marche a commencé timidement à revenir au goût du jour et que des activités comme les chemins de Compostelle se sont à nouveau développées. Ce livre m’a beaucoup aidée à préparer cette lettre en me fournissant une liste de pistes d’auteurs et de textes passionnants.

* Les liens marqués d’une étoile font partie d’un programme d’affiliation.
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