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Une jeune fille

Elle porte un frais chemisier blanc, soigneusement amidonné, repassé d’une manière que les jeunes femmes ne savent plus reproduire aujourd’hui. À son cou se balance un long sautoir en or tressé et, sous le col, on aperçoit une petite chaine. Pendue à elle, on imagine, forcément, une croix. Sa jupe portefeuille, taillée dans un tissu qu’on ne produit plus depuis longtemps enserre la taille un peu haut, trop, en tout cas, pour avoir figuré dans des collections de prêt-à-porter récent. Quelques bracelets tintinnabulent à son poignet lorsqu’elle ouvre le sac à main de cuir marine qu’elle tient fermement contre elle, le porte-monnaie retenu par une fine cordelette. Comme souvent les dames de son âge, elle a renoncé aux chaussures trop coquettes, c’est là la seule concession à sa mise. Son chignon blanc, un peu bas, est retenu simplement, par quelques épingles cachées ici et là.

Elle est bien proportionnée, mince comme une adolescente, le maintien plus soigné. La lenteur de son pas, seul, trahit vraiment son âge. Son maquillage est impeccable : un peu de rose aux joues peut-être, mais ce n’est même pas sûr. Une teinte plus soutenue orne ses lèvres. Aucun autre artifice.

Et elle est toute petite.

Comme si les années nous changeaient en un modèle réduit de nous-mêmes, c’est une toute petite femme. Elle doit avoir dans les soixante quinze ans, peut-être davantage. De minuscules rides sillonnent par millions son visage, ses mains tachées, douloureusement déformés par une méchante forme d’arthrose portent la trace du temps. À bien y regarder, son port de tête lui-même semble faire un effort pour ne pas s’écrouler devant le poids des ans.

Dans la crèmerie, où elle vient d’entrer, quelques détails qui ne trompent pas montrent qu’elle est une cliente régulière. On peut supposer qu’elle fait ses courses ici depuis trente ans. Le regard que lui adresse le patron de l’établissement, dès qu’il l’aperçoit dit tout cela. Et aussi qu’elle sera mieux servie, avec plus d’amabilité et plus de soin. Malgré le monde entassé en une file incertaine, il vient d’interrompre un discours érudit sur le comté d’été pour la saluer des yeux. Dans les secondes qui suivent, l’un après l’autre, chaque employé qui passe lui adresse le bonjour, suivi d’un pressé : »Je suis à vous tout de suite ». Et de fait, chacun, imperceptiblement accélère la cadence.

La dame répond à tout cela par une œillade patiente. Elle est aimable, pas vraiment chaleureuse. Ses yeux ont ce léger sourire auquel ne répond rien d’autre dans sa physionomie. Une attitude sans doute dictée par l’ascendance naturelle du client sur celui qui s’apprête à le servir : se montrer juste un tout petit peu moins enjoué. On est affable, bienveillant, surtout pas familier : comportement caractéristique des gens bien nés rompus aux usages qui régissent les relations entre partons et serviteurs.

Quelques secondes encore plus tard, le plus jeune des employés s’empresse auprès d’elle. Que peut-il lui conseiller aujourd’hui, quel fromage pourrait lui faire plaisir pour ce soir? La dame connaît son affaire, point n’est besoin de lui faire l’article : le brie de Meaux semble trop fait, elle se contentera d’un de ces camemberts qu’elle demande à tâter. Il lui faudra aussi une belle tranche de ce comté d’été, deux Pélardons et un Saint Félicien. Le petit crémier s’exécute prestement. Coupe, pèse, emballe, transmet la note au patron confortablement installé à la caisse.

La dame paie. Fin de l’histoire pourrait-on croire.

C’est alors que par-dessus le comptoir, tendant à son honorable cliente le fruit de ses achats, le petit crémier lui adresse un joli compliment : « Madame, comme vous êtes en forme aujourd’hui, vous paraissez chaque jour plus jeune. On dirait une jeune fille ».

Un ange passe.

Mais contre toute attente, oubliant de saisir le paquet, la destinataire de ces mots porte les mains à son visage pour masquer qu’elle rougit. A l’évidence, elle ne voit pas ici le badinage ordinaire des commerçants polis : un jeune homme la complimente.

On dirait une jeune fille. Derrière ses petites lunettes rondes, ses yeux brillent d’une émotion adolescente. Un sourire rayonnant, heureux, soudain la transfigure. Une charmante coquetterie se dessine dans le mouvement des commissures des lèvres. Elle baisse les yeux, timide et conquise. Du bout des doigts, elle vérifie prestement sa coiffure, geste inconscient de toutes les jeunes femmes désireuses de séduire. Enfin, elle se redresse. Remercie le jeune homme par quelques mots alignés de façon fantaisiste, du pétillant plein le regard.

Elle fait durer l’instant juste un peu plus que nécessaire, exactement comme lorsqu’on goûte aux rayons fugitifs d’un soleil inattendu qui ne va pas rester. Sans doute, elle s’en avise ; alors, elle se saisit du fromage, remercie encore et tourne les talons. Rayonnante.

Quelques secondes durant, une vieille dame, sous nos yeux a retrouvé ses quinze ans.

Plutôt, non. Quelques secondes durant, un jeune homme a su voir la jeune fille secrètement dissimulée au fond des prunelles d’une vieille dame. Sous la peau ridée, un bref instant, une toute jeune fille qui espérait qu’on la réveille, peut-être depuis des années, a pris toute la place.

Note : Voilà des années que je remplis des pages de petites histoires, textes, débuts d’idées… Après avoir laissé tout ce petit monde brouillon dormir au chaud dans mon disque dur, je réalise qu’après tout, ils ont tout à fait leur place ici. Pour tout dire, j’en ai un peu assez de l’usage systématique du « je » lorsque j’écris sur ce blog, il me semble que cette nouvelle idée tombe tout à fait à propos. J’espère de tout cœur qu’elle vous séduira aussi.

58 réflexions sur “Une jeune fille”

  1. Cette nouvelle est magnifique et très émouvante. Bravo, tu en as de la chance de détenir cette sorte de secret qu’est celui de savoir s’exprimer avec tant de justesse et de douceur.
    En tout cas, cette nouvelle catégorie complète parfaitement ton blog.

    Vivemement la prochaine !

    Camille

  2. Parce que je te lis depuis quoi, 2 ans ? je crois que tu tournais autour de ça, raconter des histoires, sans y aller tout à fait. Tu fais ça très, très bien, et avec beaucoup de douceur. Bonne continuation,
    S

    1. En fait, des histoires, j’en écris depuis toujours (je pense que je vais vous épargner quand même les poèmes en vers, en surnombre dans mes cartons) mais oui, je crois que c’est bien de les publier ici :)

      En tout cas, je suis ravie par ton commentaire qui m’a permis de découvrir ton blog: un vrai petit bijou! Prestement ajouté à mon lecteur rrs !

  3. Quelle bonne idée… et quel joli texte, j’ai hâte d’en lire d’autres.
    Cette vieille dame me fait penser à ma grand-mère. A moins que toutes les vieilles dames aux cheveux blancs me fassent penser à ma grand-mère ?

    1. :)

      De mon côté, je crois en fait que c’est l’idée que les jeunes filles qu’elles ont été ne disparaissent jamais vraiment qui me fait penser à mes grand-mères.

    1. En fait ce n’est qu’à moitié de la fiction. Bien entendu, c’est romancé, mais j’ai bien vu une veille dame, en recevant un compliment, redevenir tout à coup une jeune fille :)

  4. C’est bien écrit, c’est un plaisir à lire, ça change de la prose habituelle sur la mode, j’espère avoir la chance de lire de nombreuses autres histoires aussi fraiches, merci pour ce joli moment !

  5. Quel beau texte, j’en ai eu la chair de poule…
    et presque les larmes aux yeux tellement j’ai aimé ton texte.
    alors oui cette idée me séduit !

  6. Tu m’as donné les larmes aux yeux ! Ton texte est super joli, touchant et diablement réel… J’ai vu la vieille dame dans la crémerie, comme si j’y étais.
    J’espère en lire d’autres bientôt, merci :)

  7. 100% séduite! Ta petite histoire nous transporte vraiment. Dès les 1ères lignes, je l’ai eu une tête cette petite dame, et elle ne m’a plus quitté jusqu’à la fin.
    Ressers nous en souvent des comme ça !

    Mel

  8. Merci à toutes pour ces encouragements et les jolis mots qui les accompagnent!

  9. Une très belle histoire que tu as eu raison de partager ! J’attends imaptiemment la prochaine ! Bravo !
    Soafara

  10. J’aime beaucoup passer sur ce blog où je ne laisse jamais de commentaires mais cette nouvelle me donne envie de te dire que j’attends la prochaine avec impatience …

  11. raconte-nous encore des histoires! j’adore ça. Tu as un très joli style, on sent qu’il est fait pour ça: les petites histoires, faussement légères, charmantes ou cruelles (car tu peux être cruelle, j’en suis sûre). En te lisant je me disais qu’il fallait que tu écrives un livre, d’histoires justement. Bref, j’adhère, haut et fort.

  12. Il y a quelques mois après avoir apprécié tes deux romans je me suis mise en quête d’interviews que tu avais donné ça et là sur la toile, et notamment tu racontais dans un entretien que tu gardais justement des bouts de romans à peine commencés, des histoires tout juste esquissées… Alors je suis ravie si aujourd’hui cela sort au grand jour ! :crown …Quoique ce n’est pas mal non plus parfois d’avoir son petit jardin secret, mais je pense qu’en tant qu’écrivain tu as plus envie de partager tout ça !

  13. J’ai beaucoup aimé ton récit.
    Pendant qq secondes, je me suis retrouvée dans cette crémerie, derrière cette jolie dame, et j’ai pu gouter à toute la scène.

    C’est beau!

  14. cette nouvelle est magnifique et si juste en douceur…Je suis ravie de pouvoir te lire ainsi.J’écris beaucoup moi aussi et comme toi, j’ai de la poésie pleins mes tiroirs. Mais c’est sans avoir ton talent…
    J’ai déjà hâte de déguster tes prochains textes!

    1. Ne dis pas cela Lucie. Si écrire – et être lue! – est une joie pour toi, ne te laisse surtout pas arrêter par ces questions de talent qui ne sont que des notions très subjectives. Lance-toi!

      Et Merci pour tes encouragements :)

  15. Bonjour Anne-So
    Quelle jolie histoire, pleine de fraîcheur !
    Bravo à toi
    Tu as un vrai talent d’écriture. Merci de nous faire partager ce petit moment de bonheur

    A quand la prochaine petite histoire ? :clin

  16. Bonjour sourit
    Je viens de découvrir ton blog, clique sur un lien et tombe sur une jolie nouvelle, très émouvante.
    Merci !

  17. Super joli texte ! ça me fait penser à la chanson d’Allain Leprest « les filles de 60 ans », même si la jeune fille a bien 15 ans de plus dans ton texte. :clin

  18. J’aime beaucoup cette tranche de vie que tu nous sers d’une fort belle manière aujourd’hui, avec le ton plein de tendresse qui te caractérise.

    Un très joli texte, j’espère qu’il y en aura d’autres comme celui-ci!

  19. Pfiou. C’est encore plus joli que les billets du « je ». Tu es tout simplement une fée de la plume….

  20. Oh là là, merci tout le monde pour vos commentaires. Vous me donnez des ailes!

  21. Ton texte est très émouvant et particulièrement bien écrit. c’est une excellente idée que de nous faire partager tes textes. Merci! (et peut être qu’un éditeur aura envie que tu en fasses un roman poétique, je l’espère. Ta plume le mérite!)

  22. Magnifique texte, j’aime beaucoup ta plume. Celui ci est beau et émouvant. Merci pour ça.

  23. Ca fait vraiment du bien de lire une nouvelle si interessante, émouvante et belle. Merci, c’est vraiment agréable de livre au fil des jours tes superbes billets….

  24. La féminité, l’envie de plaire, la coquetterie (?) n’ont pas d’âge…la grâce et la beauté non plus.
    Merci de nous le rappeler !
    Rose.

  25. Chère Anne-So,
    C’est un ravissement que de lire vos histoires…. Continuez de grâce. Vous avez des poèmes aussi ? Comme j aurais plaisir à les lire.
    J’aime beaucoup votre sensibilité et votre écriture toute particulière. Ressortez vos histoires sans complexe. Je vous lis tous les jours et vos petites nouvelles me plaisent énormément. A bientôt…

  26. Quelle sensibilité tu as dans la perception de toutes ces petites choses… presque imperceptibles ! On sera ravis d’écouter tes histoires… sourit
    Le « je » peut aussi te servir à nous rapprocher de l’histoire sans pour autant que ce soit de toi qu’il s’agit… ;)

    Bonne journée !

  27. Très belle parenthese toute en mots sur ton blog! Je trouve que ça y a vraiment sa place, aprés tout ici n’est-ce pas un grand cahier plein d’images, de créations et d’histoires? :)

  28. fraise des bois

    Premier commentaire d’une lectrice de l’ombre (depuis 2 ans!) parce que cette nouvelle m’a tellement rappelé ma grand mère que j’en ai eu les larmes aux yeux.
    J’en profite pour te dire que ton blog est une petite merveille et t’encourager vivement à réitérer l’expérience de la nouvelle.

  29. Biensur que ce billet trouve ici toute sa place!
    Un peu d’humanité ne peut être rejeté, sur internet comme dans la rue!
    Bien à toi.
    Peace

  30. Salut mon ange !

    je t’avais dit que ton écriture est une caresse pour l’ame… gros bisous !

  31. J’avais vu cette histoire hier sans avoir le temps de la lire. Je suis donc revenue ce matin et ai savouré cette petite nouvelle pleine de tendresse et de sensibilité. Tu sais comme personne, faire étinceler le quotidien et faire vivre le petit quelque chose de fugitif qui fait d’un moment ordinaire un instant merveilleux.
    Et puis, j’ai l’impression, qu’entre les lignes, mon arrière grand-mère bretonne m’adresse un petit clin d’oeil. Ce qui ne gâche rien au plaisir de te lire, tu l’imagines.

  32. Ton écriture est précise mais pas précieuse dans cette nouvelle.
    Tu croques cette dame comme ma mamie coud un bouton, avec délicatesse, finesse, précaution…
    Même sans le sens des mots, la forme seule évoque déjà ton héroïne.
    C’est très émouvant.
    Continue surtout ! Pardon. Plutôt une prière : continue, s’il te plaît ;)
    Je reviendrai souvent.
    Anne

  33. Quelle plume! Heureusement cette idée remisée au placard a pu être éditée au grand jour aujourd’hui. cela aurait été drolement dommage de nous en priver…pas besoin d’image taon écriture est telle que chacune des lectrices peut se figurer à l’envi cette jeune fille en fleur déguisée en dame.

    c’est tout toi. du joli. du bien écrit. du subtil.

    J’en veux encore…
    Merci à toi c’est à chaque fois plus exquis.

    Sonja
    http://uneideecommeca.com/2009/09/christina-hendricks/

  34. Quelle plume! Heureusement cette idée remisée au placard a pu être éditée au grand jour aujourd’hui. cela aurait été drolement dommage de nous en priver…pas besoin d’image ton écriture est telle que chacune des lectrices peut se figurer à l’envi cette jeune fille en fleur déguisée en dame.

    c’est tout toi. du joli. du bien écrit. du subtil.

    J’en veux encore…
    Merci à toi c’est à chaque fois plus exquis.

    Sonja
    http://uneideecommeca.com/2009/09/christina-hendricks/

  35. J’aime beaucoup. C’est tout à fait le genre d’histoires que j’aime (et que j’écris). Ces scènes tirées du quotidien, ces inconnus qui nous interpellent et dont on assiste à quelques instants de vie.
    Ca change le ton de ton blog, mais c’est une réussite.

  36. C’est tout à fait superbe. Et la lecture de cette nouvelles m’est d’autant plus agréable que je rédige le même genre de feuillet sur un cahier qui m’est très cher maintenant qu’y sont précieusement ranger mes mots …
    Superbe …
    Tu tiendra même une place dans mon carnet !!
    Emus jusqu’aux larmes =)

  37. C’est tout à fait superbe. Et la lecture de cette nouvelles m’est d’autant plus agréable que je rédige le même genre de feuillet sur un cahier qui m’est très cher maintenant qu’y sont précieusement ranger mes mots …
    Superbe …
    Tu tiendra même une place dans mon carnet !!
    Emus jusqu’aux larmes =)

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