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Les regrets

Dans la famille, on fait de la voile depuis des générations. Quand le capitaine vous ordonne d’affaler la voile, de border le hale-bas ou d’installer les dames de nage sur l’annexe, vous avez intérêt à comprendre de quoi il s’agit si vous ne voulez pas prendre un grain. Et à vous exécuter presto.

Autour du capitaine, tout le monde file droit. À une exception près : moi. Dans la famille, je suis la seule à qui l’on épargne les ordres. À moi, on ne demande jamais rien en dehors de bien vouloir mettre la table et couper des tomates. Voilà des années que je suis officiellement parquée dans la catégorie « zéro pointé » question navigation. Même mon père, l’autre jour, a osé me demander si je savais ce qu’était une écoute ( pour vous donner une idée, c’est un peu comme si on vous disait : « mais si, tu sais, la roue, les quatre ronds qui tournent de chaque côté de la voiture »).

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Si on me considère comme un poids mort à bord du bateau c’est pour une raison très simple : indéniablement, je le suis. Il y a une quinzaine d’années, quand est venu le temps pour moi d’apprendre et de subir les foudres de mon grand père chaque fois que la voile n’était pas bordée correctement ou parce que je barrais n’importe comment, je ne me suis pas accrochée. Plutôt que faire le dos rond en attendant le moment où je serai assez chevronnée pour passer au travers des remontrances, j’ai sorti mon rouge à lèvres nacré d’adolescente, mes lunettes noires et un bon bouquin. Puis je suis allée paresser à l’avant du bateau, là où l’on est bercé par le mouvement des vagues et rendu sourd par la chanson du vent. De l’avis de tous : la meilleure place.

À l’avant du bateau, j’y suis encore.

Contrairement à mon frère, à ma cousine, je n’ai donc rien appris. Le peu que je savais, au fur et à mesure, je l’ai oublié. Et si je me sens capable de m’en sortir sur un dériveur d’enfant, si je suis encore apte à comprendre ce que signifient la plupart des termes techniques qui volent en tous sens comme des essaims d’oiseaux pendant les manœuvres, un voilier n’est plus pour moi qu’un moyen de locomotion plaisant. Le plaisir qu’il y a à manœuvrer ces géants un peu lents m’est désormais fermé, sans doute pour toujours.

Car il faut des années de pratique pour savoir exécuter certaines manœuvres, des heures et des heures d’entraînement et d’erreurs sous l’œil sévère d’un grand-père exigeant.

Le week-end dernier en immortalisant ces gestes si familiers – et tellement étrangers puisque je ne suis plus capable de les reproduire – j’ai pris conscience que c’était trop tard, que j’avais loupé le coche. Cette sensation palpable que quelque chose d’irréversible s’est produit. Ce qui n’avait été pour moi qu’un problème abstrait de grande personne, un problème d’adulte, était là, devant moi : être au point de sa vie où certaines choses sont à jamais perdues.

Et pour la première fois, j’ai compris ce qu’étaient les regrets.

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46 réflexions sur “Les regrets”

  1. Elles sont absolument superbes ces photos !!! Quelle lumière, quelles couleurs, quelle ambiance ! Un grand bravo à toi ! Toujours ton objectif 1,8/50 mm ?

    1. Oui, toujours lui :)

      Si les questiosn de réglages t’intéressent. Tu peux aller sur mon flickr (http://www.flickr.com/photos/cachemireetsoie/) dans chaque photo, tu as un onglet « Appareil photo utilisé » si tu cliques sur « détails » tu as tous les réglages de l’appareil au moment de la prise de vue dont une tripotée auquel je ne comprend rien.

      1. OK, merci beaucoup, je vais aller regarder ! Je vais m’entraîner un peu aussi pendant les vacances, avec la mer et tout et tout…

  2. Dans un autre registre, je regrette beaucoup de ne pas avoir voulu apprendre la langue maternelle de mon père. Ce que tu evoques pour la voile me parle alors beaucoup pour mon cas personnel !
    Là, c’est vraiment trop tard !

    1. C’est ça qui est dur, le moment où l’on comprend que cette fois c’est bel et bien trop tard.

  3. Comme toujours, tes photos sont magnifiques … et ton texte m’a beaucoup émue !

    Merci

  4. Je suis époustouflée par tes photos et je suis d’autant plus touchée par le sujet que mon fiancé fait de la voile (ou plutôt en a fait beaucoup enfant, adolescent) et pour l’avoir accompagné en bateau une ou deux fois, effectivement le langage des marins en est un à part entière! Mais je ne suis pas d’accord avec toi pour ce qui est des regrets: je ne désespère pas d’apprendre quelques rudiments pour faire des virées en bateau, en amoureux ou entre amis. On ne peut peut-être plus être des championnes, mais on peut encore atteindre un bon niveau, non?

    1. C’est clair, si ton compagnon fait de la voile, il y a fort à parier qu’un jour tu en connaîtra un rayon. Mais mon cas est un peu différent : mon grand père ne navigue plus, mon père vit trop loin pour m’apprendre et mon mari, qui est plutôt de la montagne, n’y connaît rien. Donc non, je crois que mon tour est bel et bien passé. Mais heureusement, je suis toujours capable de paresser à l’avant :)

  5. Tes photos sont vraiment sublimes et ton texte très touchant. Je crois d’ailleurs qu’il peut toucher beaucoup d’entre nous. Moi, tout de suite, je pense au piano. Mon plus gros regret, avoir lâchement abandonné dix ans de solfège et 5 ans de piano, juste parce que j’avais 17 ans et plus envie d’obéir à la prof. Puis, un jour, seule face à un piano, j’ai réalisé qu’il était trop tard, j’avais tout perdu… Irréversible, comme tu l’as si bien dit et c’est une sensation assez triste.

    1. C’est drôle que tu dises ça. En fait, pendant ces vacances j’ai passé pas mal de temps à déchiffrer des morcheaux que je connaissais par coeur il y a quelques années. Le tout bête prélude de bach, la 19è valse de Chopin, une petite sonate de Mozart que je trouvais plutôt facile… Pendant une semaine, j’ai écorché les oreille de ma famille en pensant comme toi, quel gâchis. Et pour les mêmes raisons que toi, l’adolescence, un prof qui ne me revenait pas. Mais je dois t’avouer que pour ce qui est du piano, je ne désespère pas totalement. J’ai même regardé sur internet le prix de la location d’un piano et le prix des leçons :)

  6. C’est incroyable comme, à chaque fois, que tu abordes quelque chose qui te touche, le texte peut résonner en nous…
    Et tes photos donnent envie de filer sur un voilier ! ;-)

  7. ce billet est tout simplement beau. beau, émouvant, et poignant!
    Les regrets, tout le monde en a, je pense, et c’est vraiment quelque chose qui fait mal. et qui dure.

  8. Epoustouflée par tes photos et ton billet, vraiment. Cela dit, je préfère me dire que ce n’est jamais trop tard, peut être une façon de ne pas vouloir grandir, mais ça me rassure:)

  9. Je suis morte de rire !
    Je suis exactement comme toi au gran dam de mon homme et de ma belle famille, tous voileux….

    Mais moi les ordres du style « choque bord’el » me demandent encore une grande concentration pour savoir déjà de quoi il s’agit : choquer ou bordre, puis de quel coté tourner la manivelle qui tirera les cordes…. lol !

    En fait, mon rôle sur le bateau, celui que je tiens le plus dignement, est celui de figure de proue…

    1. Ah Ah figure de proue, très joliment dit :)

      Mais en fait, j’avoue, moi je me sens un peu exclue du jeu, plutôt.

  10. j’ai découvert ton blog via celui de la méchante.
    J’aime bcp.il me fait penser au journal intime que j’aurais adoré écrire, mais voila je n’ai pas ton talent d’écriture…et je ne parle même pas de tes photos…

  11. Les photos sont fantastiques en tout cas, on voit que tu as su capter les détails et les mouvements de la navigation. C’est très beau.
    Mais tu es sûre qu’il est trop tard? Pourquoi pas s’y remettre avec plus de patience? Quand on est adolescent c’est sûr que la volonté manque parfois.

  12. Qu’est ce que j’aime ta plume, cette facilite que tu as a exprimer ce que l’on ressent tous a un moment de notre vie avec les mots justes…
    Moi c’est la danse, j’aurais adore apprendre… a chaque fois que je vais a un ballet, ca me creve le coeur tout autant que ca me fait rever…
    Mon mec – tres autodidacte- est persuade qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre. A presque 30 ans,je suis dans l’apprentissage d’une nouvelle langue (la sienne), et quand je vois la qualite de tes photos, je me dis qu’il est vraiment temps que je m’y inscrive a ce cours de photographie!

    1. Ahhh la danse… Je ne peux que t’encourager, comme ton jules à franchir la porte d’un cours de danse si c’est vraiment un rêve de toujours. Et pour la photographie, tu as les « lense parties » (sur le site lense.fr) où les gentils organisateurs proposent parfois des cours collectifs gratuits et passionnants qui donnent bien les bases. Et l’ambiance est canon. ce sont les seuls cours de photographie que j’aie pris :)

  13. Comme toujours, tu parles avec grâce et sensibilité de sentiments universels. Et tes photos accompagnent magnifiquement ton texte. Je ne commente pas souvent mais je te lis régulièrement avec énormément de plaisir.

  14. Merci pour ce blog ! Tu as un sens de l’esthétique à toute épreuve : ici, jamais rien n’est laid ou même juste un peu moyen. Je ne me souviens pas t’avoir déjà laissé un mot alors, voilà, je me lance et je commence, comme de bien entendu, par te dire que j’aime beaucoup ton univers et la beauté de tes photos.
    Quant aux regrets, ils sont nombreux : j’ai arrêté le violon, je n’ai pratiquement pas connu mes grands-parents, j’ai laissé tomber le scoutisme suite à une mauvaise expérience, … et en matière de voile, je ne saurais peut-être même plus faire un noeud de huit (en même temps, je passe toutes mes vacances à la campagne alors les brelages et les noeuds de chaise me sont plus utiles). Un point positif : je pars du principe qu’il n’y a pas d’âge pour apprendre. On rate des moments, bêtement, mais c’est tout.
    Merci encore et bonne journée !

    1. Merci beaucoup pour ton commentaire! Et je suis d’accord avec toi, il n’y a pas d’âge pour apprendre, au contraire, c’est un moteur magnifique, l’apprentissage, je trouve. Mais comme tu dis, on rate des moments.

  15. Très belles photos qui donnent à la navigatrice du dimanche que je suis de vite, vite retrouver le pont d’un bateau. Merci pour ce petit bout d’évasion…

    Pour ce qui est du sentiment irrémédiable d’avoir raté la possibilité de savoir naviguer. Je ne pourrai pas être plus en désaccord!!!
    Quand la santé et la volonté sont là, il n’est jamais, jamais trop tard!
    Un ou deux stages aux Glénans et les plaisirs de border une voile, de mettre un ris, de gonfler un spi seront tiens. Et crois moi ça vaut le coup!!!!
    Et ça n’empêche heureusement pas de pouvoir buller à l’avant du bateau.

  16. Moi je me demande si ce n’est pas trop tard pour apprendre à faire d’aussi jolies photos que les tiennes ;)
    En écrivant cela je regarde mon Reflex qui sommeille paresseusement dans sa housse…

  17. Magnifique billet. Belles photos, texte très atmosphérique rédigé avec talent… Une vraie réussite!
    D’ailleurs, Anne-So, ton regret tu l’as tellement bien décrit qu’il en est palpable.
    Bravo.

  18. Alors moi je vois les choses autrement je pense que heureusement dans les familles tout le monde n’est pas aux manœuvres, si certains ou certaines sont restées étanches à la passion familiale cela leurs a permis de développer d’autres talents .
    Visiblement les tiens sont pour la photographie et l’écriture et sans eux il n’y aurait pas trace de ces belles journées passées en famille .Les regrets c’est pour la fin de vie quand on n’ est pas allé au bout de ces rêves mais là je pense que tu n’ en prends pas le chemin.

  19. billet d’une très grande justesse, et qui rappelle à chacun son petit regret! pour moi le violon… j’aime beaucoup ton blog, les photos sont toujours réussies, les billets toujours vrais et drôles…

  20. Encore une fois… un billet magnifique accompagné de photos splendides !
    C’est fou comme tu arrives à mettre des jolis mots sur des sensations, des moments dans lesquelles beaucoup d’entre nous se retrouvent…
    J’ai déjà ressenti exactement ce que tu décris là mais je n’aurais jamais réussi à l’exprimer si bien…
    Tu as une façon d’écrire qui nous fait exactement ressentir à nouveau la sensation vécue au moment où l’on te lit…
    Je ne sais pas si je suis très claire (je n’en ai pas vraiment l’impression !) mais c’est vraiment ça ton talent pour moi : au moment où tes mots passent devant mes yeux, je ressens physiquement la sensation que tu décris…
    Voilà, ça c’est dit !! ^^

    Sinon, je viens aussi d’une famille de « voileux » et je suis aussi la plus douée de la famille… en glande et lecture à l’avant du bateau ! Mais, je ne regrette pas vraiment car quelque part, chacun a sa place comme ça et est heureux comme ça : mon père est heureux d’être capitaine, mon frère, mon beau frère et mon amoureux sont ravis d’être ses moussaillons et mes sœurs et moi, on est ravies de buller à l’avant du bateau et de participer aux joies de la vie en mer telles que vaisselle dans la bassine d’eau de mer posée dans l’annexe, courses de ravitaillement à terre, préparation d’une bonne salade dans la petite cuisine…, taches tout aussi indispensables à la vie en mer !
    (ouh bah dis donc, j’ai encore pondu un pavé, mais c’est ça aussi ton talent, chacun de tes billets nous donne envie de nous exprimer !)

    1. Merci à toi. Ce que tu décris est exactement ce que j’espère lorsque j’écris un billet. Qu’en parlant de quelque chose qui me touche, ce soit assez universel pour que ça parle à ceux qui lisent. Alors si je réussis parfois, rien ne peut me donner plus de joie. Merci :)

      Et pour ce qui est de la voile, ce que tu dis est très juste, c’est quelquefois la bonne recette lorsque chacun a sa place, pour ne pas se bouffer le nez (chez nous les manœuvres sont TOUJOURS source d’engueulades carabinées) mais ce qui m’attriste c’est que le jour viendra où je n’aurai plus mon grand-père ou mes cousins pour m’emmener à leur bord et que mes enfants, sans doute, ne connaîtront pas ce monde qui m’est si cher. Ne pas apprendre m’a rendu tributaire du bon vouloir des autres, c’est en cela que j’ai des regrets :)

  21. Dans tous les cas, le bateau à l’air splendide. C’est le votre?

    A la voile, l’essentiel est de se faire palisir de toute manière… Et chacun sa manière…

  22. bonjour anne solange

    Suite à une conversation à St Martin,le week dernier,je découvre avec grand plaisir ton blog.C’est un trés grand plaisir de te revoir;nous nous somme connues ,tu avais 8/ 9 ans,fille de Marie nicole ,je t’emmenais à la plage il y a déjà quelques temps .
    Aprés avoir regardé ton blog ,tes photos,je retrouve ce sourire de petite fille que je connais bien.Bravo pour ces écrits ,ces photos….
    Sylvie

  23. Hola Anne Solange,

    Cela fait longtemps que je n’avais pas commenté sur ton blog mais depuis que tu parles de voile cela me démange sourit

    Je pense qu’il n’est jamais trop tard si tu veux vraiment apprendre quelque chose (piano, danse, voile, cuisine, stylisme…) du moment que tu es motivée ? Après c’est vrai que je suis plutôt une acharnée :timide

    mais si ce n’est pas ton truc tu n’as pas de regrets à avoir: tu as beaucoup d’autres dons :smack

    hasta luego !

  24. Je te comprends, enfin je pense, j’ ai eu pareil avec une de mes tantes qui est décédée il y a quelques mois et qui faisaient des merveilles en couture (couturière de formation). Je pourrais apprendre maintenant à coudre mais ça ne serait pas pareil… ça ne serait pas avec elle, ça ne serait pas selon son savoir faire et par conséquent des traditions familiales, ça ne serait pas dans la maison familiale, dans un petit village perdu, avec sa machine à coudre dans cet éternel petit meuble en bois devant la fenêtre avec vue sur les champs. Regrets remain…

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